Thursday 26 January 2012

Les «vrais» agriculteurs.

Je viens de prendre connaissance de l'article écrit par monsieur Michel Morisset dans Le Soleil du 24 janvier: Article ici
Ça m'enrage de lire ça. Quoique je ne partage pas les opinions de Benoît Girouard, président de l'Union Paysanne, qui répond dans le même journal à monsieur Morisset, (voir article ici) j'ai moi aussi envie de rétorquer.
Je suis productrice agricole depuis 6 ans. Je suis déficitaire depuis 6 ans. La raison pour laquelle je fais partie des 25% de «parasites» est que le système est fait pour ceux qui font du volume, qui fabriquent de la matière première cheap pour les transformateurs et qui réussissent à joindre les deux bouts grâce au volume de leur production. Point.
Scénario classique de ceux qui veulent s'établir en agriculture et qui ne sont pas «la relève» (ils ont plus de 40 ans): un couple qui grâce à ses deux jobs réussi à s'acheter une terre de dimension raisonnable (un lot-un lot 1/2 soit 100-150 acres) et qui décide d'élever quelques animaux (pas besoin de machinerie pour ça) pour commencer et augmenter de «volume» à chaque cycle de production, essayer quelques espèces pour finalement établir son choix sur une ou l'autre ou les deux.
Le couple choisit d'élever mettons 20 lapins au début. Le couple se rend compte que l'élevage de lapins est une production sous gestion de l'offre au Québec. Pas d'avenir là-dedans à moins d'embarquer chez «les gros». On oublie la volaille, qui est sous gestion de l'offre au Canada. Le couple décide d'élever des moutons, parce que ce sont des bêtes plus petites que des vaches et assez dociles.
Le couple soigne ses animaux avant de partir travailler le matin et en revenant de travailler le soir. Quelques essais et erreurs leur permettent quand même d'avoir quelques agneaux à vendre. Attention! C'est là que ça se corse: le couple a 7 agneaux à vendre. Abattre eux-mêmes est illégal. Fabriquer une cage de plywood pour mettre sur la boîte du pick-up est assez facile à faire. Mais là, un des deux conjoints doit prendre une journée de congé de sa job pour aller porter les animaux à l'abattoir le plus proche (234 km) et aller les chercher une autre fois (une autre journée de congé sans solde). «Oh, mais j'y pense, mon voisin sur le rang y va régulièrement lui, à cet abattoir, je pourrais lui demander de transporter mes animaux?!» se dit Monsieur Débutant. (Bruit de rails de chemin de fer qui grince) mais non! Le voisin voudrait bien, mais il n'a pas les assurances requises pour transporter des animaux qui ne sont pas à lui! Et ces assurances coûtent cher! Les agneaux grandissent, mangent beaucoup de moulée, deviennent pubères et zignent leurs mères et leurs tantes, fautes de parcs suffisants dans la vieille étable croulante pour les séparer. Cinq mois plus tard, n’ont toujours pas trouvé de solutions pour faire abattre les animaux et les brebis donnent naissance à une trâlée d'autres agneaux. Le bill de moulée est astronomique et les conjoints paient de leur poche. Que faire? S'équiper d'un bon pick-up et d'un trailer? Augmenter le nombre de brebis? Agrandir l'étable? Construire au moins un toît et installer un abreuvoir chauffant pour élever plus d'animaux? Est-ce que le voisin voudra venir livrer une grosse balle ronde de foin à tous les deux jours vu qu'on n’est pas équipés pour faire ça? Oh-ho! Problème: aller porter les animaux à l'abattoir soi-même, mettons, mais quand on ira les reprendre, ce seront des carcasses et elles devront faire le voyage de retour par camion ou remorque RÉFRIGÉRÉE. Oh que ça coûte des bidous, ça! Pas les moyens. Que faire alors? Est-ce que le voisin a le droit de transporter les carcasses qui ne sont pas les siennes? Tiens donc. Une fois en carcasses, les animaux n'ont plus de boucles ATQ dans les oreilles, elles n'ont même plus de têtes! Qui peut dire quelles bêtes sont à qui?
Parallèlement à ses déboires, le couple décide de faire des petits fruits. Framboises, fraises, etc. La 1re année, on n’y touche pas. La 2e année, on récolte soi-même et on fait des confitures pendant des jours, écoeurés, dans notre cuisine. On finit par donner les pots à la parenté à Noël. La 3e année, il y en a trop et on cherche à la dernière minute à embaucher des récolteux pendant qu'un des conjoints va voir au supermarché au village, voir s'ils ne prendraient pas la récolte. Le prix est dérisoire, les conditions sévères, mais on le fait quand même. Comme on a pas respecté les conditions, que la qualité et l'approvisionnement étaient trop variables, on se fait remercier et on cherche une solution pour l'année prochaine. Ça fait maintenant 4 ans qu'on est «agriculteur», mais on a toujours nos jobs à l'extérieur en plus de faire tout ça. On se fait traiter de parasites parce qu'on reçoit un petit peu d'ASRA de l'État. Bon, je m'arrête là, vous voyez le portrait.
Sauter la marche entre «gentleman farmer» et «vrai farmer» est le souhait de beaucoup de fermiers. Le système n'est pas fait pour ça. Les seuls qui pourraient aider notre couple fictif dans leur situation sont probablement Équiterre. Notre couple pourrait envisager delaisser tomber les moutons, se faire certifier biologique, diversifier un peu la production maraîchère et profiter des conseils, de l'expertise et de l'encadrement d'Équiterre pour fournir des paniers de fruits et légumes bio aux gens des villages environnants. Une agriculture marginale. Est-ce qu'au moins un des deux conjoints pourra éventuellement quitter sa job de jour pour travailler à plein temps sur la ferme? Pas sur.
Est-ce la faute de notre couple?
Non.
Si notre couple avait eu un abattoir à proximité, il aurait pu tirer son épingle du jeu avec les moutons. Mais il aurait eu à faire face au dilemme inévitable qui est: volume ou créneau? En créneau, il aurait fallu qu'il fournisse des coupes spéciales à ses clients et donc, qu'il trouve un bon boucher dans sa région, ne pouvant le faire lui-même, s'équiper de congélateurs et de frigidaires fiables, obtenir le permis approprié et relever la température des ses salles chaque jour et consigné dans un registre les relevés et les dates.
Les quelques entreprises de créneau que je connais qui sont bien décollées se comptent sur les doigts d'une main. Elles comptent quand même plusieurs employés et font un gros chiffre d'affaires. La roue tourne et les propriétaires doivent rester vigilants, car leur marge de profit est mince.

Si on veut revitaliser les régions, il va falloir que «le couple qui cherche une production dans le but qu'au moins un des deux d'ici 5 ans travaille à temps plein sur la ferme» ait de l'aide. De l'aide de l'État, de l'aide de la communauté et de l'aide des gens du milieu. C'est pas en dénigrant ceux qui veulent percer, courageusement, tout seuls, qu'on va aider à régler le problème. C'est pas non plus en s'obstinant dans l'éloge du petit et en comptant dans ses rangs autant des producteurs marginaux que de sympathisants à la ferme bucolique.
Pour ma part, après 6 ans en agriculture, et bien des culs de sacs, nous sommes sur une nouvelle voie. Mon but est de devenir une «vraie» agricultrice et de rentabiliser ma ferme. J'ai pas eu d'aide sans faire des pieds et des mains. J'ai réussi à faire profiter mon conjoint de l'Aide à l'établissement de La Financière Agricole à quelques mois de son 40e anniversaire (la relève s'arrête là et moi j'étais déjà «passée date») et nous avons eu la subvention Prime-Vert pour retirer nos animaux des cours d'eau (une partie de notre terre borde la rivière du lièvre).
Mon voisin qui a du succès et qui est dans l'agneau depuis des années me disait cette semaine: «Si je vendais à l'Agence de vente, j'arriverais pas. Je transporte moi-même, je rachète mes agneaux à l'Agence et je les mets en marché moi-même». Il livre à des restaurants et vend à d'importants marchés publics. Il a 3 camions, 5 remorques, travaille avec son frère et son fils et se fait aider d'un employé. Son troupeau compte presque 300 moutons, il possède 3 tracteurs et toute une panoplie de machinerie. L'agneau est sa seule production. Il doit constamment trouver des manières plus faciles et moins coûteuses de nourrir ses bêtes, lire une documentation considérable d'articles sur la nutrition et la supplémentation, apprendre des logiciels, s'équiper de caméras, utiliser la domotique, skipper des repas quand c'est le temps des foins, réparer de vieilles machines quand ça casse et courailler des pièces devenues rares, se renseigner sur les races, soigner autant à - 20˚ C qu'à 30˚ C, etc.
Nous aussi on fait tout ça. Mais on vend nos agneaux à l'encan quand ils sont légers et à l'Agence quand ils sont lourds, et on utilise le transport en commun. Les dates sont déterminées d'avance et on doit apporter nos agneaux à un parc de détention, comme d'autres producteurs de la région, et un camion lourd ramasse le lot le jour dit et emmène nos bêtes à St-Hyacinte. On reçoit un maigre chèque et on se demande pourquoi on fait ça. Le tracteur a besoin de pneus neufs, à 2 000$ chacun. Ma boîte de comptes à payer est pleine. Je songe parfois à prendre un travail à l'extérieur, puis…
Je me lève le lendemain et je serre les poings et je me dis que Non! C'est pas vrai qu'avec tout ce qu'on a, on n’est pas capable de vivre décemment! Et on continue en étudiant encore toutes les possibilités de réduire nos coûts et augmenter nos revenus. On ne fait que ça. On ne discute que de ça. Et quand on parle à nos voisins, on se rend compte qu'on est tous dans le même bateau. Si autant d'agriculteurs tirent le diable par la queue, peut-on vraiment jeter le blâme sur eux seuls?